L'insaisissable peinture: Helmut Heissenbüttel

Publié le 24/10/2020 à 06:27 par poeguy Tags : plat fleur mort sur mer jeux papier fleurs

Il peignait sur l'eau. C'était son invention.

Il peignait sur l'eau c'est-à-dire: il ne laissait pas comme des peintres antérieurs de l'eau colorée courir sur du papier. Il ne peignait pas des tableaux à accrocher. Il ne peignait pas de tableaux du tout. Pas ce que jusqu'à son invention on qualifiait de tableau.

Il peignait sur l'eau. Sur toutes sortes d'eau. Sur des flaques d'eau sur des surfaces de lacs sur les plans d'eau de pots emplis. Sur l'eau qui avait débordé autour d'un vase de fleurs. Sur de l'eau de mer. Sur de l'eau de bain. Il peignait sur de l'eau lisse. Il peignait sur de l'eau agitée. Sur de l'eau claire et sur de l'eau trouble pleine d'algues et de particules en suspension. D'ombres et de reflets de soleil. Même sur de l'eau colorée quand il en avait sous la main. Jamais ( ce que des gens non avertis auraient pu présumer ) sur une autre sorte de liquide. Il fallait que ce fût de l'eau.

Parfois il n'était pas satisfait par celle qu'il avait sous la main et il voyageait longtemps jusqu'à ce qu'il trouvât l'eau adéquate. Parfois il se contentait de la première venue. Il pouvait se faire que le plateau d'un bureau inondé de taches l'enchantât. Il pouvait se faire qu'il eût justement besoin de tel lac de montagne entre des pentes couvertes de forêts sombres. Parfois il se limitait à peindre de la berge agenouillé dans les galets ou couché sur un embarcadère. Parfois il ramait pendait des heures jusqu'à ce qu'il trouvât l'éclairage adéquat l'isolement adéquat. Pendant un temps il utilisa un ponton dans le milieu duquel on avait découpé une ouverture rectangulaire. Il appliquait pour peindre diverses méthodes. Le plus souvent il avait plusieurs sortes de bâtons. En outre il lui fallait des planches des disques en caoutchouc  des brosses des peignes des tue-mouches également des pinceaux. A l'occasion compas et règle. C'est justement cela qui pendant un temps eut pour lui un certain charme. On le voyait disposer dans des roulements de ressac ou sur des surfaces de lacs qui étaient soulevées par des grains orageux des droites proprement tracées et des arcs de cercle largement excentrés. Il peignait avec les doigts et les mains déployées. Avec les pieds voire avec le corps entier.

Rarement il peignait avec de la couleur. Alors il égouttait la couleur dans de l'eau courante ou il l'y faisait glisser avec des pinceaux et des des bâtons. Il versait de la couleur dans l'eau par pots entiers. Une fois il utilisa un stylo à cartouche.

Ses tableaux. Comme on a dit ce n'était pas des tableaux. Des jeux de courbe vague reflet ombre de traces et de traces de traces. Une fois alors qu'il essayait de compléter la peinture à l'eau ( lui non plus ne voulait pas s'arrêter ) par un relief d'ombre il vécut une rechute. Après qu'il eut passé d'ombres simples à des ombres combinées et colorées il se surprit à commencer à photographier le relief d'ombre dans l'un de ses stades transitoires. Ce fut la rechute. Conserver fixer transmettre exhiber ce fut la rechute. Ce fut l'en-vain.

Après cela il resta un temps inactif. Il voulut possiblement se punir par l'abstinence. Peut-être aussi que quelque chose en lui aspirait du sein de cette rechute à une imagination encore plus pure. Il est vrai qu'alors ce progrès ne serait pas devenu visible. Mais après une pause pleine d'apathie apparente ou effective il se remit à peindre sur l'eau. Seul un observateur très minutieux ( qui n'existait pas ) aurait peut-être pu percevoir en lui de menues modifications. Une légère hésitation au milieu du trait. Un bondissement plus rapide d'eau en eau. Un suspens dans l'à peine commencé.

Helmut Heissenbüttel

Traduit de l'allemand par Fernand Cambon

Revue "Rehauts" n° 17

 

Helmut Heissenbüttel , né en 1921 et mort en 1996, est l'un des écrivains allemands les plus représentatifs de ce que l'on appela la "littérature expérimentale". "Le Peintre d'eau" est extrait de Textbücher 1-6, recueil de textes rédigés entre 1970 et 1973.