Edmond JABES

Publié le 08/12/2023 à 14:45 par poeguy Tags : monde homme moi soi france livre sur création dieu mort

"Les mots élisent le poète" écrivait Jabès dans un de ses premiers recueils, Les mots tracent ( 194 3-1951 ), alors qu'il vivait au Caire où il était né. Ses premiers textes avouaient ouvertement l'influence de Max Jacob ( "Il était, il était une fois / Deux éléphants qui ne dormaient pas. / Leurs grands yeux constamment allumés / Effrayaient le monde et les années "), mais du Jacob le plus secret qui cherche dans le jeu des mots l'au-delà des apparences. Dans le même temps Jabès avouait : " Je suis à la recherche / d'un homme que je ne connais pas, / qui jamais ne fut tant moi-même / que depuis que je le cherche. " Aussi bien, tous les poèmes des années 1943-1957, réunis dans Je bâtis ma demeure, s'articulent déjà autour d'une double quête: de soi et de l'écriture. Contraint en 1956, parce que juif, de quitter l'Egypte, Jabès, qui s'installe alors en France, redécouvre sa judéité, mais de façon singulière, le vivant surtout comme rapport à l'exil et au livre, comme lieu de la parole. Avec le Livre des questions (1963 ), il commença une oeuvre qui se déploie à travers sept livres jusqu'à El ou le Dernier Livre (1973 ) et qui, récit, poème, dialogue avec des rabbins imaginaires, méditation allégorique sur le Juif, l'écriture, la création, est à la fois inclassable et semblable à l'oeuvre que, dans Aely il dit avoir rêvée:  ...Une oeuvre qui ne répondrait à aucun nom, mais qui les aurait endossés tous, une oeuvre d'aucun bord, d'aucune rive; une oeuvre de la terre dans le ciel et du ciel dans la terre; une oeuvre qui serait le point de ralliement de tous les vocables disséminés dans l'espace dont on ne soupçonne pas la solitude et le désarroi; le lieu, au-delà du lieu, d'une hantise de Dieu, désir inassouvi d'un insensé désir; un livre enfin qui ne se délivrerait que par fragments dont chacun serait le commencement d'un livre. "

 

[...]                      ET TU SERAS DANS LE LIVRE

 

Tu marches vers la mort qui t'a épargné jusqu'ici afin que tu ailles, de ton plein gré, vers elle. Tu marches sur toutes les morts, qui furent les tiennes et celles de ta race, sur les sens obscurs et les non-sens de toutes ces morts.

Et c'est moi qui te force à marcher; moi qui sème tes pas.

Et c'est moi qui pense, qui parle pour toi, qui cherche et qui cadence ;

Car je suis écriture

et toi blessure

T'ai-je trahi, Yukel ?

Je t'ai sûrement trahi.

Je n'ai retenu, entre ciel et terre, que la percée puérile de ta douleur. Tu es l'un des épis du cri collectif que le ciel dore. [...]

 

Edmond Jabès

( 1912-1991 )

"Le livre de Yukel,III" Gallimard