Entre l'homme et l'animal, le toucher: Jean-Luc Parant

Publié le 02/12/2020 à 08:22 par poeguy Tags : monde animaux sur pouvoir homme nuit

A pleins yeux

I.

Si nous ne pouvions rien toucher avec les yeux, nous ne pourrions rien nommer de ce que nous voyons. Rien ne porterait de nom, il n'y aurait pas de mots, nous mangerions le monde comme les animaux.

Les yeux touchent pour reconnaître ce qu'ils voient intouchable, ils touchent ce qui n'est pas touchable, ils touchent ce qui est trop loin pour être touché avec les mains. Ils touchent sans laisser d'empreintes,  comme si leur toucher sur le monde faisait apparaître ce qu'ils voient et que les images dessinaient toujours les contours de nos yeux.

Nous voyons mais nous ne voyons que les empreintes transparentes de nos yeux sur le monde, les empreintes intouchées de nos yeux intouchables.

Les animaux qui n'ont pas de mains ( comme si avoir des mains c'était déjà pouvoir avoir des yeux qui touchent l'intouchable, comme les mains touchent le touchable ), ne touchent pas, c'est le monde qui les touche et qui s'empreinte de leur passage en lui. Les animaux mangent le monde comme l'homme le voit. Ils écrasent le nom de tout ce qu'ils mangent dans leur bouche. Ils mâchent le monde qu'ils voient. Et suivant ce qu'ils mangent, suivant comment ils mâchent les mots, leur cri les différencie les uns des autres, d'une espèce à l'autre. 

 

II.

 

Leur cri est ce qui reste de ce qu'ils mangent du monde qu'ils voient.

Les noms que les animaux ont donnés au monde qui les entoure, au monde dont ils se nourrissent, se traduisent par des cris. Les animaux crient pour dire ce que leurs yeux touchent et que leur bouche mange.

Les animaux touchent avec leurs yeux ce qu'ils peuvent toucher avec leur corps, ils touchent là où ils peuvent aller avec lui. Ils touchent avec les yeux ce qui est touchable avec les pattes. Mais l'homme touche avec ses yeux ce qu'il ne peut pas toucher avec son corps, il touche là où il ne peut pas aller avec lui. Il touche avec ses yeux ce qui ne lui est pas touchable avec ses mains, comme si ses mains avaient fait naître des distances immenses autour de lui, et qu'elles avaient lancé ses yeux si loin dans l'espace que son corps avec ses pieds seulement n'avait pas pu suivre leur projection infinie.

Entre les mains de l'homme et les pattes des animaux il y a le lointain et le proche, le jour et la nuit, l'intouchable et le touchable.

 

III.

 

Les yeux de l'homme voient seulement ce que les mains projettent, ils voient seulement ce qu'elles ne touchent plus.

Tout ce que les yeux voient et que les mains touchent à la fois, les animaux aussi le voient. Mais est-ce que les yeux de l'homme voient vraiment ce que les mains touchent ? Ne faudrait-il pas que l'homme ait des pattes pour le voir ?

Les animaux ne voient pas ce que l'homme voit parce que l'homme a des mains, et avec ses mains il projette le monde infiniment autour de lui jusqu'à perte de vue. Il voit ce qui est très loin mais aussi ce qui est très près et qu'il ne peut pas toucher. Il voit l'insaisissable qu'il peut inventer avec ses mains pour le trouver avec ses yeux.

 

Jean-Luc Parant

revue "L'atelier contemporain" n° 3