Vivre à rebours : Alain Coulange

Publié le 13/09/2021 à 07:06 par poeguy Tags : animal nuit mort histoire prix monde

Il m'arrive de supposer que je n'ai plus l'usage de la parole ou que ma parole est usagée, même si je n'ai rien à faire de l'usage.

 

Pour écrire je simule l'aphasie. Je tente d'évaluer la quantité de paroles que j'énonce en une journée en regard de celles que j'écris. Je perçois vite que compter c'est manquer à ma parole , qui est précisément d'écrire.

 

Toujours revient la question du nombre : écrirais-je davantage si j'étais privé de l'élocution ? J'ai sérieusement pensé à m'en priver.

 

Si je peux mesurer ou compter mes paroles, je ne peux rien de tel quant à l'écriture, car je ne peux risquer d'en perdre l'usage. En somme, par elle, je voudrais devenir cet animal intelligent de qui l'on pourrait dire : "Il ne lui manque que la parole !"

 

Mon hypothèse : une écriture à rebours. Une écriture, c'est à dire un état, ici même un vertige. Dans la nuit du rebours quelque chose s'écarte, qui n'a rien à devoir à une dénégation : jets d'écriture, dérèglements, trous à peine entamés dans la voix, quand je voudrais ne plus parler.

 

Dans la nuit du rebours : l'état d'un prélèvement, la saisie arbitraire de tel corps longuement observé, aujourd'hui distinct, proposé en spectacle. Corps "scriptophile", taillé dans la matière même.

 

Une mort le résume. On cherche à repérer ce jeu. Consumation lente d'une histoire inversée, de l'histoire de tous les corps interminablement victimes et complices de leur perte.

 

Et à ce prix, contre le cours du jeu, le va-et-vient d'autres langues ouvertes au délit et au meurtre, à tous les procédés de saturation et d'anéantissement du récitatif biographique.

 

Alain Coulange.

" L'imperfection du monde "

Éditions "Ulysse fin de siècle "