Le regard des profondeurs: Roland Counard

Publié le 04/11/2020 à 09:49 par poeguy Tags : vie coup sourire

Demeurait cette frustration qu'il avait du mal à soustraire du chiffre entier qu'était sa vie! Une vie pleine, disait-il, d'une infinité de cellules creuses, collées l'une à l'autre comme des briques dont la matière se serait évaporée dans le vide.

Jamais il n'avait conçu d'autres projets que ceux qui mènent au désespoir. Un désespoir ténu, si ténu que jamais il n'aurait imaginé ne pas avoir la solidité nécessaire et suffisante qui mène au grand âge.

A défaut de sérénité, il se contentait de la succession mathématique des petites douleurs, des emballages rassurants qui leur donnent la couleur d'un sourire, fût-il figé, fût-il une grimace.

Pourtant, ce soir-là, quelque chose l'avait distrait: à sa grande surprise, il eut une longue vie incongrue, inconcevable. Il crut comprendre l'origine quand il remarqua que la lune était pleine.

A la réflexion, cette explication ne le satisfaisait pas. La pleine lune, bien que propice à l'étrange, n'avait pas l'évidence habituelle des clartés dangereuses.

Non!

Sans comprendre ni le pourquoi ni le comment, il s'était fait une amie de la fumée! Son imprécision, sa capacité à s'étendre au point d'englober le corps et son environnement dans une matrice légère,

de sorte que les choses et lui semblaient ne faire qu'Un avec le vide, jusqu'à l'élever lentement au-delà des limites du possible.

A coup sûr, le nuage se condenserait, une pluie brutale l'étalerait ras de terre, indéchiffrable et dissout, loin des encre, incolore.

Cette conscience lui vint avec la certitude d'une présence qu'il n'avait jusqu'alors pas sentie: deux yeux grands ouverts le regardaient: Lui et son absence! Il sentit le plaisir de la transparence. Il sentit que la transparence était un état de grâce.

Un regard l'en avait convaincu: plus jamais il ne regretterait la complicité du néant, le voisinage de la douleur.

 

Roland Counard

revue "Décharge" n° 92