Mots ébarbés, coule le jus du sens: Symphosius

Publié le 09/04/2021 à 07:38 par poeguy Tags : air moi nuit belle fille travail mort sur maison vie chez course

SYMPHOSIUS

 

Choix d'énigmes

 

Je fais verser des pleurs sans causer de chagrin,

Et monte vers le ciel, mais l'air lourd m'en empêche;

Celui qui m'engendra sans moi ne saurait naître.

                                             ( La fumée )

De Nuit j'ai le visage et n'ai point la peau noire;

Je porte les ténèbres au beau milieu du jour,

Ténèbres que n'éclairent ni lune ni étoiles.

                                            ( Le nuage )

Bientôt naîtra de moi celle qui m'a fait naître.

Dans l'infrangible lien d'un hiver rigoureux,

Nul ne peut me fouler ni me prendre à main nue.

                                             ( La glace )

D'une belle forêt fille svelte et rapide,

Escortée en chemin d'innombrables compagnes,

Je fraie mille voix sans laisser nulle trace.

                                            ( Le navire )

Le lettres m'ont nourrie mais j'ignore les lettres

Et, vivant dans les livres, n'en suis pas plus savante.

J'ai dévoré les Muses, sans en tirer profit.

                                            ( La mite )

J'ai appris de Pallas le travail du tissage,

Mais je tisse ma toile sans lice ni navette

Et n'ayant point de mains, je fais tout par mes pieds.

                                             ( L'araignée )

Lente et le pas pesant, munie d'un dos splendide,

Savante par étude et victime du sort,

Je me suis tue vivante et chante après ma mort.

                                             ( La tortue )

En demeure épineuse un hôte au corps fluet,

Encloué sur son dos intact de traits piquants,

Porte, habitant sans arme, une maison armée.

                                            ( Le hérisson )

Ma mort est vie; je meurs au moment où je nais,

Mais il me faut mourir pour revoir la lumière.

Seul entre tous, je dis mes Mânes mes parents.

                                            ( Le Phénix )

Nourrice de Jupin, de longs cheveux vêtue,

Je parcours les sommets abrupts d'un pied alerte

Et réponds d'une voix tremblante au berger.

                                             ( La chèvre )

Sans mordre le premier, je remords qui me mord,

Pourtant nombreux sont ceux qui sont prêts à me mordre,

Sans craindre ma morsure, car je n'ai pas de dents.                                             

                                            ( L'oignon )

Deux pierres, l'une et l'autre, à terre nous gisons.

L'une pourtant est moins inactive que l'autre,

Car l'une est immobile et l'autre en mouvement.

                                            ( La meule )

Menu don enroulé sur la pointe crochue,

Je promène un appât trompeur au fil de l'onde,

Flattant pour nuire j'offre à dîner chez les morts.

                                            ( Le hameçon )

Longue et mince, en métal finement ouvragé,

Au bout d'un fer léger tirant de molles chaînes,

Je panse les blessures et referme les plaies.

                                             ( L'aiguille )

Je marche sur la tête, et mon sol est un pied;

Mon crâne touche terre, où il laisse sa trace;

Et partagent mon sort nombre de compagnons.

                                             ( Le clou de chaussure )

Lestée d'un fer pesant et de plumes légères,

Tendue à travers l'air dans une course ailée,

Décochée je m'éloigne et seule je reviens.

                                            ( La flèche )

Né du dos d'un bestiau, au bestiau je fais peur,

Par la loi de douleur je le rappelle à l'ordre;

Sans lui vouloir de mal, j'entends qu'il me respecte.

                                             ( Le fouet )

Je n'ai point de figure ou mienne ou étrangère

En mon sein étincelle une vive lumière

Qui ne produit aux yeux que ce qu'il a pu voir.

                                            ( Le miroir )

Juste loi du parler, dure loi du silence,

Mesure au bavardage, fin des discours sans frein,

Comme les mots je coule afin que l'on se taise.

                                            ( La clepsydre )

Quatre sœurs de même âge et courant de concert

Semblent rivaliser, mais font la même tâche

Et quoique se frôlant ne peuvent se toucher.

                                               ( Les roues )

Dur bronze recourbé largement je m'évase,

Une sorte de langue, agile, en moi grelotte:

Posée, je suis muette, et mue, résonne au loin.

                                              ( la cloche )

 

Symphosius

" Anthologie de l'épigramme

Éditions Poésie/Gallimard